C’est une fine pellicule de quelques micromètres qui recouvre une large fraction des mers. Grâce à sa composition particulière, elle contrôle une part importante des échanges entre l’océan et l’atmosphère. Et joue donc un rôle essentiel dans la grande machine climatique.
Par Benoît de La Fonchais, avec Christian George, directeur de recherche en chimie à l’Institut de recherche sur la catalyse et l’environnement de Lyon (IrceLyon).
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Imaginez-vous au large, couché sur le pont d’un voilier, entre ciel et mer. Au-dessus de vous, l’atmosphère, cette couche gazeuse qui enveloppe la Terre ; en dessous, l’océan, immense masse d’eau liquide qui recouvre les deux tiers de la planète ; et vous, entre les deux. Vertigineux, non ? Prolongeons cette rêverie métaphysique et laissons à présent notre regard glisser à la surface de l’eau. Vous êtes-vous demandé ce qui se passait précisément à la jonction des deux éléments, quand l’air et l’eau se rencontrent ? Et l’importance que cela pouvait avoir pour notre planète ? Ces questions sont le point de départ des travaux de Christian George, directeur de recherches en chimie à l’Institut de recherche sur la catalyse et l’environnement de Lyon (IrceLyon) [1]. Le scientifique a notamment dirigé le projet Air-Sea Exchanges driven by light (échanges photoinduits à l’interface océan-atmosphère) qui s’intéresse aux réactions photochimiques à l’interface de l’océan et de l’atmosphère.
Le rôle méconnu de la couche superficielle océanique
L’océan, on le sait, joue un rôle essentiel dans la régulation du climat. Il absorbe environ la moitié du rayonnement solaire arrivant sur notre planète et redistribue cette énergie au travers des courants océaniques. Depuis la dernière glaciation, il y a plus de 8 000 ans, cette circulation océanique est stable, et le couple océan-atmosphère contrôle le climat global de la planète. Avec le réchauffement climatique, cet équilibre est clairement menacé. Pour comprendre comment procèdent les changements globaux qui nous attendent, il est essentiel de s’intéresser, comme le fait Christian George depuis des années, aux interactions entre l’océan et l’atmosphère : échanges de chaleur, d’eau, de gaz et même de matière (pensez aux embruns marins qui se déposent sur votre peau quand vous restez un moment sur une plage).
À lire : L’océan, garant de l’équilibre climatique
Une pellicule qui se forme quand la mer est d’huile
Et la chimie dans tout cela ? « Elle devient essentielle, assure Christian George, dès lors qu’on considère les processus ayant lieu à la surface des océans, et tout particulièrement sur une “mer d’huile”. » Savez-vous d’où vient cette expression populaire qui désigne une mer calme, sans vague ? Elle trouve ses racines dans la Grèce antique, époque où il était commun de verser de l’huile sur la mer. L’huile et l’eau ne pouvant se mélanger, l’huile restait en surface et créait un voile donnant ainsi aux riverains une impression bienfaisante de calme…
« C’est en fait bien plus tard, au XVIIIe siècle, avec les travaux de Benjamin Franklin et de Lord Rayleigh, que l’on comprit le rôle et la nature des surfactants constitutifs des huiles », poursuit le scientifique. Benjamin Franklin démontra ainsi en 1773 qu’une simple goutte d’huile pouvait se répandre sur une grande surface (de l’ordre du kilomètre carré) et Lord Rayleigh révéla que cette couche organique pouvait être d’une finesse extrême (quelques micromètres). « Un surfactant, ou tensioactif, est une molécule possédant deux caractéristiques chimiques distinctes : l’une aimant l’eau et l’autre la détestant, explique le chercheur. Déversées sur une surface aqueuse, de telles molécules se répartissent de façon à mettre en contact chaque partie avec son milieu de préférence, créant ainsi une fine couche moléculaire à l’interface air-eau. »
Aujourd’hui, on sait qu’il n’est pas nécessaire de répandre de l’huile sur la mer pour obtenir une « mer d’huile ». En effet, nous assure Christian George, « les océans sont parfois, voire fréquemment, recouverts d’une fine couche de surfactants produits par le cycle de vie d’une variété de microorganismes marins ». Cette pellicule, communément appelée « couche superficielle océanique », constitue une sorte de « peau ». Elle présente une épaisseur variable de quelques dizaines de micromètres et possède des caractéristiques particulières qui la différencient nettement des eaux plus profondes : « Son analyse chimique révèle un enrichissement marqué en composés organiques issus du biote marin[2] comme des acides gras, aux propriétés tensioactives reconnues, des lipides ou lipopolysaccharides », précise le chercheur. Cette couche superficielle océanique recouvre une large fraction de l’océan : son étendue dépend de l’activité biologique marine, mais aussi du vent. En effet, l’apparition de vagues a pour effet de mélanger cette couche avec les eaux plus profondes. Pour qu’elle s’installe, il faut que les vents soient inférieurs à 12-15 mètres par seconde.
Le siège de réactions chimiques complexes
Comment, malgré sa grande finesse, cette pellicule peut-elle contrôler une part importante des échanges entre l’océan et l’atmosphère ? « Le contrôle peut être soit physique en ralentissant l’évaporation de l’eau, soit chimique en empêchant un contact direct entre un gaz, l’eau de mer et l’ensemble des réactifs qu’elle contient », explique Christian George. Prenons par exemple l’ozone, gaz composé de trois atomes d’oxygène (O3), qui nous protège du rayonnement ultraviolet du Soleil dans la haute atmosphère et devient un polluant dans la basse atmosphère. « La couche superficielle de l’océan modifie la façon dont l’ozone réagit avec les ions bromure et iodure présents dans l’eau de mer, poursuit le chercheur. Cette propriété fait de la surface des océans un des principaux puits d’ozone à l’échelle planétaire. »
Quelques micromètres de matière organique à la surface des océans ont une influence globale sur l’environnement
Ce n’est pas tout. La nature de cette « peau » océanique lui confère aussi des propriétés chimiques largement insoupçonnées sous l’effet du rayonnement solaire. « En absorbant l’énergie lumineuse, certaines molécules sont “excitées” et se retrouvent dans un état d’énergie supérieur qui induit une chimie dite photosensibilisée. » Résultat ? La couche superficielle devient le siège de réactions photochimiques intenses en présence de vents faibles. « Ces réactions conduisent à la transformation chimique des éléments en présence, mais aussi à la transformation de ceux tentant de traverser, dans un sens ou dans l’autre, cette couche superficielle. On aboutit ainsi à la formation de nombreux produits secondaires aux structures chimiques complexes. » Des réactions presque impensables dans les eaux diluées profondes.
Une chimie à l’origine des aérosols et des nuages
Résumons : les échanges entre l’océan et l’atmosphère peuvent être régis par des processus chimiques ayant lieu sous l’action de la lumière dans une couche superficielle de quelques dizaines de micromètres d’épaisseur qui in fine transforme les composés chimiques d’origine biologique avant leur émission dans l’atmosphère où une chimie différente opère. Que se passe-t-il ensuite ? A partir de là, ces molécules organiques vont subir d’autres cycles d’oxydation aboutissant à la formation de produits si peu volatils qu’ils contribueront à la formation de particules en suspension dans l’air : les aérosols. Ceux-ci vont pouvoir réfléchir vers l’espace une partie du rayonnement solaire, ou piéger une partie du rayonnement réémis par la Terre et accroitre l’effet de serre. Mais ces aérosols pourront agir ensuite également comme noyaux de condensation pour la formation de nuages et ainsi affecter le climat. Avec plus d’aérosols jouant ce rôle, le nombre de gouttelettes formant les nuages sera accru, modifiant leur temps de vie, la fréquence des événements pluvieux. « Finalement, ces quelques micromètres de matière organique à la surface des océans ont une influence globale sur l’environnement dans lequel nous vivons. » Pensez-y la prochaine fois que vous contemplerez une mer d’huile depuis le pont d’un voilier…
Références
[1] CNRS – Université Claude Bernard Lyon 1
[2] Ensemble des organismes vivants présents dans l’écosystème marin