LLes écrits autobiographiques autochtones aux États-Unis Continuités et ruptures entre la parole, l’écrit, et le livre aux XIXe-XXe sièclesLe séminaire du Centre Gabriel Naudé, laboratoire de recherche de l’Enssib, se propose d’inviter une fois par mois un chercheur ou une chercheuse à présenter ses travaux en cours ou tout juste achevées en histoire du livre et de l’imprimé, du Moyen Âge à nos jours.Toutes les échelles, du micro au macro, toutes les approches, de l’histoire économique et sociale à l’histoire culturelle, de l’histoire politique à l’histoire religieuse, en passant par l’archéologie du livre et la bibliographie matérielle peuvent être mobilisées par les intervenants et intervenantes.Séance du 13 février 2025 : Les écrits autobiographiques autochtones aux États-Unis: continuités et ruptures entre la parole, l’écrit, et le livre (XIXe – XXe siècles)Des récits de type autobiographiques de la main de scripteurs autochtones apparaissent en Amérique du Nord avant même la naissance des États-Unis. Très liés à l’évangélisation et à la langue anglaise, ils ne sont pas destinés à être publiés. Mais dans les années 1830, alors que la jeune nation a entamé la conquête de terres indiennes au sud et à l’ouest, un marché se dessine pour des textes mettant en avant des locuteurs amérindiens. Ces grands orateurs, grands guerriers, ou grands convertis ne sont encore qu’une poignée. La véritable irruption des autochtones dans le genre autobiographique date en fait de la fin du 19e siècle, et elle a des sources multiples. Je reviendrai sur cette naissance complexe en examinant particulièrement les continuités et les discontinuités qu’elle révèle entre pratiques langagières (en langue anglaise ou autochtones), et notamment récit de soi; écriture et scolarisation; et enfin livre et monde éditorial. Parce qu’il n’existe pas d’autobiographie autochtone type, ni même à proprement de genre y correspondant, j’aborderai également la manière dont ces productions ont été cataloguées par les spécialistes de littérature et d’études amérindiennes.Intervenant : Thomas Grillot est chargé de recherches au CNRS à l’UMR 8168 Mondes Américains et membre du Centre d’études nord-américaines de l’EHESS.À suivre en présentiel et en visio-conférence.>> Pour en savoir plus :ENSSIB >> Pour en savoir plus sur le Centre Gabriel Naudé : Consultez le site web
«« Enfances inégales » : des États-Unis à la France, regard sur les dynamiques de reproduction sociale | The Conversation Les recherches en sciences sociales qui se penchent sur les conditions de vie des enfants en se plaçant à leur hauteur restent relativement rares. Cet état des lieux rend d’autant plus précieuses les analyses de la sociologue Annette Lareau dont l’ouvrage Unequal Childhoods. Class, Race and Family Life, publié en 2003, vient d’être traduit en français. En quoi ce classique des sciences sociales américaines nous donne-t-il des clés pour comprendre la genèse des inégalités dans l’Hexagone ?À partir de la fin du Moyen-Âge, les sociétés occidentales ont progressivement, et de plus en plus largement, considéré l’enfance comme une période à part, comme un moment qui doit être protégé des contraintes ordinaires adultes, une sorte d’âge d’or qu’il faudrait s’attacher à promouvoir ou à retrouver.Ce développement du « sentiment de l’enfance », pour reprendre la belle expression de Philippe Ariès, a eu pour conséquence de faire sortir les enfants du monde des adultes et donc des analyses sociologiques. Dans celles-ci, ils restent encore trop souvent perçus à travers les regards des parents ou des éducateurs, comme de simples destinataires de pratiques de soin ou de stratégies de reproduction sociale.Les recherches en sciences sociales francophones qui se sont réellement penchées sur les conditions de vie et d’éducation des enfants, en se plaçant à leur hauteur, ont été relativement rares, et ce malgré l’existence de nombreuses politiques familiales qui enjoignent les parents à mettre leur progéniture au centre de leur attention et de leurs préoccupations.Dans ce contexte, traduire en français l’ouvrage d’Annette Lareau, Unequal Childhoods, plus de 20 ans après sa sortie aux États-Unis, est d’une absolue actualité. L’ouvrage a été maintes fois primé. Il a été récompensé à trois reprises par l’American Sociological Association par les comités de recherche suivants : childhood and youth, culture and family. Il a également été très largement salué par la presse généraliste outre-Atlantique. Et il nous apporte aujourd’hui encore des clés de compréhension précieuses sur la construction des inégalités entre individus.Envisager la famille comme foyer des inégalitésCe sont donc plus de vingt ans et un océan qui séparent la version originale de sa traduction intitulée Enfances inégales. Si ce décalage temporel et géographique peut interroger, les résultats et interprétations de l’auteure demeurent d’une grande actualité, du point de vue tout d’abord de sa thématique.Alors que la question des inégalités refait surface avec force dans l’ensemble des pays occidentaux, elle se pose de manière différente pour les enfants, qui n’ont ni les mêmes besoins ni les mêmes sensibilités que les adultes. Aussi, rendre compte et comprendre la genèse de ces inégalités est (re)devenu crucial, notamment dans un pays comme la France au sujet duquel l’OCDE a signalé qu’il fallait à un enfant six générations pour sortir de la pauvreté (contre cinq en moyenne dans les autres pays membres).En France, l’étude des primes inégalités s’est, pendant longtemps, principalement concentrée sur l’école et les chances de vie inégale qu’elle offrait aux élèves en fonction de leurs origines sociales. Le rôle et le poids de la famille n’étaient pas étudiés directement. Ils étaient saisis de façon implicite et détournée à partir du volume de ressources économiques et culturelles des parents, qui était généralement mesuré par leur niveau de revenus, leur niveau de diplôme, leur profession, leurs pratiques culturelles, ou encore le nombre d’objets artistiques possédés. Par comparaison, les pratiques parentales liées à la vie ordinaire ou scolaire des enfants ont été moins investiguées.Or, nous dit Lareau, la famille constitue le véritable foyer des inégalités : elle est le premier (et incontournable) lieu où se (re)produisent des manières de faire, d’être et de penser qui n’ont pas la même légitimité, ni le même rendement scolaire et social. Plus précisément, Lareau souligne que les inégalités prennent naissance dans les plus petits actes et gestes du quotidien, qui traduisent des stratégies éducatives et des répertoires culturels socialement situés, notamment face aux institutions et à leurs représentants.Savoir parler au médecin, se sentir autorisé à donner son avis à l’école, se sentir légitime à mobiliser un adulte en cas de problème et savoir le faire de la bonne manière afin d’obtenir une réponse appropriée à ses attentes, sont autant de comportements liés aux modes d’éducation et aux places qu’on accorde aux enfants. En d’autres termes, les relations parents-institutions et parents-enfants marquent durablement les rapports au monde des enfants et des jeunes et pèsent sur leur trajectoire future.Comprendre comment les inégalités s’articulent entre ellesEnfances inégales se distingue ensuite par l’actualité de son approche. Dans le contexte états-unien des années 2000, principalement préoccupé de discriminations et d’inégalités raciales, Annette Lareau innovait par la mise au jour du poids prépondérant de l’origine sociale dans la hiérarchisation du monde.Dans le contexte français des années 2020, où l’analyse des inégalités liées à la stratification sociale est première, la lecture de ce texte apporte des éléments féconds pour comprendre comment les inégalités de classe et de race s’articulent plus qu’elles ne s’opposent. De plus, l’écriture narrative de l’auteure rend toute leur épaisseur et leur complexité aux rapports entre les enfants et leur entourage en restituant des observations ethnographiques précises, détaillées et de longue durée.« Unequal Childhoods/Enfances inégales », 20 ans après, des deux côtés de l’Atlantique (Conférence le jeudi 17 octobre 2024 à l’université Paris Cité).Annette Lareau montre ainsi comment les parents de classes moyennes, qu’ils soient noirs ou blancs (nous reprenons ici les termes utilisés par l’auteure), s’engagent dans une « mise en culture concertée » (concerted cultivation), c’est-à-dire dans un style éducatif destiné à nourrir et valoriser les compétences et les talents des enfants. Ceux-ci se sentiront ensuite plus légitimes à défendre leur propre point de vue dans les environnements institutionnels et face aux adultes qui les incarnent.En contrepoint, elle révèle que les familles des classes populaires et les familles pauvres, noires ou blanches là encore, s’appuient sur ce qu’elle nomme la « réussite de la pousse naturelle » (accomplishment of natural growth), dans lequel l’objectif de la socialisation de l’enfant est, au jour le jour, d’assurer les conditions matérielles d’une vie décente (nourriture et logement en priorité) dans un contexte de forte intériorisation des contraintes institutionnelles.Scruter les dynamiques quotidiennesEnfances inégales se démarque enfin par l’actualité de son regard. On y retrouve les échos bien connus des discours sur les « petits travailleurs » enfantins aux agendas de loisirs surchargés, organisés par des parents – et surtout des mères – surinvestis, qui cherchent tant le développement personnel de leur enfant que le rendement – espéré positif – de l’incorporation précoce d’attributs valorisables dans divers espaces de la vie future.On y retrouve aussi une attention aux dynamiques des familles populaires qui, comme le dit Annette Lareau elle-même, ne font pas moins famille, mais le font différemment. Dans leur cas, les efforts pour assurer le bien-être des enfants passent moins par l’accompagnement et l’organisation de leur quotidien (chargé) que par le fait de leur garantir les moyens matériels pour grandir dans les meilleures conditions possibles.On y retrouve enfin une attention aux apprentissages de la langue et une mise en lumière des modalités, variables selon les familles, de maîtrise des registres linguistiques ajustés aux différents types d’interactions sociales tout autant que des variations du « droit de parler » des enfants, dans le quotidien « banal » de leurs vies, à la maison, en classe, en voiture durant les trajets quotidiens, chez le médecin, aux fêtes de famille et lors des activités de loisirs.Il est très rare de disposer d’une observation aussi fine de l’ensemble des situations qui font le répertoire culturel des enfants dans chaque catégorie sociale. Cela valait bien (enfin) une traduction !> Les auteurs et autricesKevin Diter, maître de conférences en sociologie, Université de Lille ; Régine Sirota, professeure émérite des Universités, Alliance Sorbonne Paris Cité (ASPC) Sylvie Octobre, chercheure, ENS de Lyon.Cet article est republié sous licence Creative Commons. >> Lire l’article original.The Conversation
LLa Cour suprême américaine à l’assaut du droit de vote | The Conversation Aux États-Unis, voilà des années que le mouvement conservateur a élaboré une stratégie de long terme visant à placer à tous les niveaux du système judiciaire américain, et spécialement à la Cour suprême, des juges appartenant à son camp.Ce projet a particulièrement progressé lors du mandat de Donald Trump. Trois des neuf juges nommés à vie à la Cour suprême ont rejoint cette instance au cours de cette période : Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett. Aujourd’hui, sur les neuf juges, six, dont le président de la Cour, John Roberts, sont des conservateurs.L’un des premiers objectifs de la très influente Federalist Society, ce lobby qui murmure aux oreilles des présidents républicains des noms de juges activistes et conservateurs, était de revenir sur le droit à l’avortement. Ce qui a été accompli avec l’arrêt Dobbs en 2022.Le second objectif est assurément de changer les règles électorales, afin d’accroître les chances des candidats républicains de l’emporter, aussi bien lors des scrutins locaux qu’aux élections fédérales, présidentielle comprise. Le démantèlement jurisprudentiel de la loi sur le vote de 1965 (Voting Rights Act), accomplissement majeur du mouvement pour les droits civiques, déjà en cours depuis longtemps, risque encore de s’accélérer dans les prochaines années, notamment en 2023.UUne attaque au long coursArrêt après arrêt, la Cour suprême favorise les intérêts du Parti républicain en se prononçant sur le droit électoral. On peut citer l’arrêt Purcell c. Gonzalez de 2006, par lequel la Cour, déjà dominée par les conservateurs à l’époque, déclare que les changements des règles électorales ne peuvent être opérés trop proche de la tenue d’élections. Ce qui, en principe, tombe sous le sens. Mais la Cour s’est bien gardée de définir un calendrier « raisonnable ». Par conséquent, c’est à la Cour qu’il revient de décider quel délai est acceptable, ce qui lui permet de « jouer la montre » quand les intérêts républicains sont menacés. Comme l’ont illustré les arrêts Veasy c. Perry en 2015 ou RNC c. DNC en 2020, le principe Purcell est neutre en théorie mais est toujours utilisé pour desservir les Démocrates.Par l’arrêt Crawford c. Marion County Election Board de 2008, adopté au nom de la lutte contre la fraude électorale (un problème dont l’existence réelle n’est pas avérée), la Cour autorise les États à demander des pièces d’identité pour autoriser les citoyens à voter. Or les électeurs les plus pauvres ne possèdent souvent pas de carte d’identité et se contentent, pour voter, de présenter par exemple leur permis de conduire. Pour se procurer une carte d’identité, ils doivent effectuer une démarche administrative et/ou financière qui peut avoir pour effet de décourager certaines franges de l’électorat, notamment les plus démunies, de voter. L’impact de ces mesures sur l’abstention est difficile à mesurer. Mais le message est clair : les Républicains cherchent à rendre la procédure de vote plus contraignante.L’attaque la plus frontale à ce jour est assurément l’arrêt Shelby County c. Holder de 2013 qui rend la Section 5 de la loi de 1965 inopérante. La Section 5 avait un effet préventif car elle empêchait la mise en place de procédures électorales discriminatoires. Sans elle, il ne reste plus que la Section 2, qui permet de porter plainte lorsque l’on est victime de mesures discriminatoires lors du vote, mais qui s’applique a posteriori et est donc plus coûteuse et plus longue. Le Congrès étant incapable de répondre à la Cour en passant une loi rétablissant la Section 5, la loi sur le droit de vote se retrouve hémiplégique.Arrêt après arrêt, la Cour facilite le redécoupage électoral à visée partisane, une pratique qui peut réduire l’impact du vote des minorités ethno-raciales, lesquelles ont très majoritairement tendance à voter pour les Démocrates. Dans un pays où entre 80 et 90 % des Africains-Américains votent Démocrate, il est aisé de comprendre comment l’affiliation ethno-raciale devient une approximation de l’affiliation partisane. Les Républicains peuvent donc réduire l’impact du vote démocrate en visant les Africains-Américains.Tous les dix ans, suite au recensement, les États redécoupent leurs circonscriptions électorales. Dans la plupart des cas, ce sont les législatures des États qui sont chargées de cette tâche. Pour éviter un conflit d’intérêts, certains États font appel à des commissions plus ou moins indépendantes. Les deux grands partis cherchent toujours à maximiser leur avantage partisan. Mais le découpage électoral fut utilisé, avant les années 1960, pour rendre le droit de vote des Africains-Americains inopérant en le noyant dans des circonscriptions à majorité blanche. En effet, dans un scrutin majoritaire, si les « Blancs » votent pour les « Blancs » et les « Noirs » votent pour les « Noirs », alors le vote de ces derniers, moins nombreux, est dit « dilué ». Ils votent mais n’ont pas d’impact sur l’issu du scrutin. La polarisation du vote est donc double aux États-Unis : elle est fonction de l’affiliation partisane et l’affiliation ethno-raciale. En refusant de réguler le charcutage à visée partisane, les cours laissent la porte ouverte à certaines formes de dilution du vote des minorités ethno-raciales. En 2018, Abbott c. Perez rend la dilution du vote minoritaire plus difficile à prouver.En 2019, dans l’arrêt Rucho c. Common Cause, la Cour refuse encore une fois de statuer sur le charcutage électoral à visée partisane sous prétexte que ce serait une question de nature politique et non juridique.Enfin, l’arrêt Brnovich c. DNC de 2021, sous couvert là encore de lutte contre la fraude électorale, continue de vider la Section 2 de sa substance juridique et politique.LLes décisions de la Cour attendues pour 20232023 ne sera pas une exception. Le premier arrêt sur lequel la Cour va statuer, Merrill c. Milligan, concerne le redécoupage électoral à visée ethno-raciale en Louisiane et dans l’Alabama. Les Républicains expliquent qu’il s’agit d’un redécoupage partisan. Les opposants affirment qu’il s’agit d’une forme de dilution du vote africain-américain.La Cour devrait à cette occasion affaiblir encore un peu plus la Section 2 de la loi de 1965 en validant un redécoupage dans l’Alabama qui crée une seule circonscription (sur 7) dans laquelle les Africains-Américains représentent une majorité de la population, alors qu’il est possible d’en créer deux. Par conséquent, un seul Africain-Américain (et donc un seul Démocrate) pourra être élu à la Chambre des Représentants. En effet, concentrer dans une seule circonscription le vote africain-américain (donc largement Démocrate) permet d’accroître la proportion du vote conservateur dans les circonscriptions adjacentes.Mais la révolution jurisprudentielle attendue par le mouvement conservateur pourrait surtout venir de l’arrêt Moore c. Harper, qui porte sur le redécoupage des circonscriptions électorales de la Caroline du Nord.La Cour suprême de cet État a rejeté en 2022 la nouvelle carte électorale établie par la législature de l’État, qui donne un avantage disproportionné au Parti républicain. En effet, la constitution de l’État interdit le charcutage électoral à visée partisane. Les avocats républicains contestent ce rejet en avançant une théorie pour le moins discutable : celle de l’indépendance des législatures d’État, c’est-à-dire des deux Chambres du Parlement dont dispose chaque État des États-Unis.D’après eux, l’expression « législature » contenue dans la Constitution des États-Unis, dans sa clause sur les élections, est à prendre littéralement (les deux Chambres) et non au sens large comme cela se fait depuis plusieurs siècles (à savoir le processus législatif dans son ensemble). C’est-à-dire que les deux Chambres législatives de chaque État pourraient passer les lois électorales qu’elles souhaitent, sans que le gouverneur ou les cours de l’État ne puissent les remettre en cause. En théorie, donc, les Chambres de chaque État pourraient enfreindre la Constitution de leur propre État sans freins ni contrepoids. Trois des juges conservateurs de la Cour suprême – Samuel Alito, Clarence Thomas et Neil Gorsuch – ont indiqué précédemment qu’ils étaient prêts à considérer cette théorie. Et Kavanaugh semble sensible à ces arguments.LLa Cour, nouveau gouvernement des États-Unis ?La Cour suprême sait pertinemment que si elle devait ouvrir la boite de Pandore de la « théorie de la législature indépendante », elle mettrait à mal tout le système électoral du pays.Premièrement, les cours des États et les gouverneurs n’auraient plus prise sur les lois. Deuxièmement, que deviendraient les lois électorales passées par les États en ce qui concerne la tenue des élections fédérales ? Créerait-on un système à deux vitesses entre les États et l’échelon fédéral ? Troisièmement, que ferait-on des commissions indépendantes pour le redécoupage électoral dans les 9 États qui y ont recours ? Si les juges sont prêts à envisager une telle situation de chaos électoral, c’est parce que cette théorie permettrait aux législatures d’État de nommer les grands électeurs qui élisent le président des États-Unis. Ces derniers sont pour l’instant choisis par le vote des électeurs de chaque État. Ils pourraient désormais être désignés par les législatures d’État comme c’était le cas à l’origine du pays. De plus, les grands électeurs ne sont pas tous contraints de voter comme indiqué par le vote populaire (on les appelle en anglais les « faithless electors »).Or, les Républicains, grâce notamment au redécoupage électoral, contrôlent un grand nombre de législatures. L’arrêt Moore v. Harper pourrait donc assurer aux Républicains de décider du résultat de l’élection présidentielle. Et la réforme de l’Electoral Count Act votée en 2022 ne répond pas à tous les problèmes posés ce système extrêmement décentralisé dont les Républicains entendent profiter.La Cour suprême décidera peut-être de ne pas statuer sur le fond dans l’arrêt Moore. Moore ne sera peut-être pas l’équivalent pour le droit électoral de ce que l’arrêt Dobbs a été pour le droit à l’avortement. Toutefois, l’évolution de la jurisprudence en matière électorale au cours des 20 dernières années n’est allée que dans une seule direction, celle des restrictions électorales favorisant le Parti républicain. Et la nouvelle majorité conservatrice a démontré qu’elle n’avait pas peur de politiser la Cour ou de perdre de sa légitimité en poussant toujours plus loin « le gouvernement des juges »…Auteur : Olivier Richomme, Professeur d’histoire politique des États-Unis, Université Lumière Lyon 2 – 26 février 2023Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original :The conversation
ÉÉtats-Unis : comment se gagne l’élection présidentielle ? Tandis que la campagne pour la maison blanche bat tous les records de stupéfactions et alterne entre coups de théâtre et coups bas, demandons-nous à quoi tient le choix du 1er représentant de la 1ere puissance économique, culturelle et militaire mondiale ?19 octobre 2020Nous avons reçu Marion Douzou, Maîtresse de conférences en civilisation américaine à l’Université Lumière Lyon 2 et chercheuse rattachée au Laboratoire Triangle. Pour ce nouvel épisode, nous décortiquons les tenants et aboutissants du système électoral américain, les enjeux de la scission idéologique et bipolaire entre républicains et démocrates, et évidemment le rôle joué par la variable majeure du jeu électoral made in USA : l’argent !PPour aller plus loinNébuleuse conservatrice, coronavirus et élections américaines. Marion Douzou, A.O.C, juillet 2020Élections américaines : le droit contre la démocratie ? Cléo Schweyer, Pop’Sciences, octobre 2020Les fractures électorales de la démocratie américaine. Elisabeth Vellet, Le Monde Diplomatique (blog), octobre 2012Des aléas du politique à l’approche des élections américaines. Dick Howard, A.O.C, septembre 2020Comment ça marche, l’élection du président aux États-Unis? Rad, le laboratoire de journalisme de Radio-Canada, 2020 Production, animation : Samuel Belaud (Université de Lyon)Réalisation technique : Flavien Taulelle (Plus Huit Studio)
ÉÉlections américaines : le droit contre la démocratie ? | Un article Pop’Sciences ©PixabayL’élection présidentielle de 2020 aux États-Unis se joue dans les tribunaux autant que dans les urnes. Le résultat du vote, mais aussi le déroulement du scrutin, sont au cœur d’un bras de fer juridique acharné entre Républicains et Démocrates.Un article rédigé par Cléo Schweyer, journaliste scientifique, Lyon, pour Pop’Sciences – 16-10-2020 Il aura fallu attendre le 15 octobre 2020, moins de trois semaines avant l’élection présidentielle du 3 novembre, pour que le président américain Donald Trump le dise clairement : oui, il quittera « pacifiquement » la Maison Blanche s’il est battu par son rival démocrate Joe Biden. Interrogé sur ce point par la journaliste Savannah Guthrie, il s’est empressé d’ajouter : « Mais je souhaite que cette élection soit honnête, comme tout le monde. » Semer le doute sur le déroulement des élections pour mieux contester leur résultat, une bonne stratégie pour un président américain en exercice ?Patrick Semansky/© APOui, à en croire Olivier Richomme, chercheur en civilisation américaine à l’Université Lumière Lyon 2 et spécialiste du droit électoral des États-Unis :« La gauche américaine craint que Donald Trump n’utilise le droit et le fédéralisme pour faire basculer l’élection en sa faveur. Et il y a beaucoup de domaines dans lesquels c’est possible. »Une multitude de fronts s’est ouverte ces derniers mois dans les tribunaux, un peu partout aux États-Unis. On peut classer ces batailles juridiques en deux grandes catégories : l’accès des citoyens au vote (qui se joue à l’échelle de chaque état), et l’influence sur les institutions des deux partis principaux, Républicains et Démocrates (qui se joue à l’échelle fédérale).Les USA, une démocratie où le droit de vote n’est pas garantiD’après une étude du Brennan Center, une organisation américaine de défense des droits civiques, 16 millions de personnes ont été rayées des listes électorales aux États-Unis entre 2014 et 2016 (soit environ 15% des personnes en âge de voter). Comment est-ce possible ?Olivier Richomme le rappelle : la constitution américaine ne comporte aucun amendement garantissant le droit de vote. Il n’est pas un droit constitutionnel, et la loi ne précise pas qui compose le corps électoral (à titre de comparaison, l’article 3 de la constitution française de 1958 dispose que « sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques. »). La loi n’offre par ailleurs aucun moyen de s’assurer avant les élections que celles-ci seront égalitaires. Il faut attendre la fin du scrutin pour le contester, en apportant la preuve que l’on a été victime de discrimination. Enfin, la souveraineté des états repose en grande partie sur le fait d’organiser eux-mêmes les élections. Le droit électoral reflète donc pour une large part les rapports de force politiques au sein de chaque état.« Les Républicains », résume Olivier Richomme, « ont de meilleurs scores quand certaines catégories de population (les jeunes, les Américains noirs notamment) ne votent pas. Pour les Démocrates, c’est l’inverse. »Les Démocrates vont donc s’efforcer d’amener aux urnes le maximum d’électeurs. De leur côté, les Républicains tentent devant les tribunaux de limiter l’accès au vote ou de défendre les limitations existantes. Dans les deux cas, au nom de la démocratie.Une avalanche de procédures judiciaires« Nous vivons depuis des mois dans une atmosphère de grande anxiété », témoigne Dennis Beaver, juriste américain et collaborateur de l’Université Jean Moulin Lyon 3. Ce partisan de Donald Trump (une rareté dans son état de Californie) s’attend à ce que les résultats des élections ne soient pas connus avant plusieurs jours, voire plusieurs semaines après le 3 novembre. Les procédures opposant Républicains et Démocrates sur l’accès au vote se multiplient en effet ces dernières semaines. Cela laisse prévoir une contestation à la voix près dans les états qui pèsent le plus dans le choix final (pour tout savoir sur le fonctionnement des élections américaines, découvrez notre podcast – en ligne le 19 oct.).Creative CommonsLe site d’information politique ProPublica, à but non lucratif et spécialisé dans les enquêtes sur les « abus de pouvoir », a mis en place un observatoire participatif du déroulement du vote, ElectionLand. Et le vote par correspondance, massif cette année en raison de la crise sanitaire, est au centre de toutes les préoccupations. ©FlickrPrenons l’exemple du Texas, un état géré par les Républicains depuis 1976, mais où Joe Biden est en tête dans les sondages à quelques semaines du vote. C’est l’un des quatre états les plus peuplés des États-Unis (25 millions d’habitants). Il envoie 38 grands électeurs au Collège électoral et peut faire basculer l’élection. Le 7 octobre 2020, la Cour suprême du Texas a tranché une question posée par les Démocrates : le comté de Harris (plus de 4,5 millions d’habitants) n’aurait pas dû envoyer le matériel pour voter par correspondance à tous ses électeurs inscrits. Une loi texane le réserve en effet aux personnes âgées de 65 ans et plus. Les démocrates contestaient la validité de cette mesure dans le contexte de pandémie de COVID-19 : ils ont été déboutés.En Pennsylvanie (13 millions d’habitants et 20 grands électeurs), Donald Trump n’a gagné en 2016 que d’une très courte avance de 44 000 voix. Les Républicains ont obtenu devant la Cour suprême de l’État que 100 000 bulletins de vote par correspondance, déjà reçus par les autorités à la veille du scrutin, ne soient pas comptabilisés. Motif : ils n’ont pas été renvoyés dans une enveloppe scellée et portant la formule « bulletin de vote officiel ». Jusqu’à présent, ce type de bulletin (dit « bulletin nu ») était pourtant pris en compte sans difficulté.Influencer les institutions, un enjeu pour tous les présidents américainsDe telles restrictions ne concernent pas que le vote par correspondance : en 2016, le Winsconsin a ainsi exigé que les votants présentent une pièce d’identité avec photo. La carte d’identité n’existant pas aux États-Unis, les personnes qui ne détiennent pas un permis de conduire ou de port d’armes ne sont de fait plus en mesure de voter. Démarche similaire pour la Floride, un état qu’il faut absolument remporter pour gagner l’élection, et qui a écarté du vote en septembre 2020 les personnes ayant déjà été condamnées par la justice. Ailleurs, ce sont des bureaux de vote qui sont fermés dans certains quartiers quelques semaines ou quelques jours avant les élections. Dans ces conditions, comment faire respecter ce qui apparaît comme un principe essentiel en démocratie, l’accès au vote pour tous ?Carte des élections américaines de 2004 (rouge : Républicains, Bleu : Démocrates, gris : votes disqualifiés) / Wikimedia CommonsLes États-Unis ont déjà connu pareille situation, rappelle Olivier Richomme, avec le duel entre Georges W. Bush et Al Gore en 2004. Bush avait remporté l’élection grâce à une avance de moins de 1 500 voix sur Gore en Floride. Le recomptage des voix demandé par les Démocrates avait finalement été interrompu par la Cour Suprême, qui a donc désigné le vainqueur par un arrêt. Une première appelée à se reproduire en 2020 ?« C’est la Cour Suprême qui désignera le vainqueur », pronostique Dennis Beaver avec un certain fatalisme.On comprend mieux l’insistance de Donald Trump à y nommer une juge étiquetée conservatrice juste avant l’élection, s’assurant ainsi que les magistrats proches de sa famille politique seront majoritaires au sein de la juridiction suprême. « Il faut espérer que la Cour Suprême saura se montrer indépendante quand même », sourit Dennis Beaver. Olivier Richomme n’y croit pas trop : « Malheureusement, les juges ont tendance à voter en ligne avec le président qui les a nommés », relève-t-il. Aucune autre juridiction n’existant au-dessus de la Cour Suprême, les jeux seraient alors faits.Tous les présidents américains, démocrates comme républicains, s’efforcent de peser politiquement dans la vie institutionnelle du pays. Avec des conséquences, là aussi, sur l’intégrité des scrutins. Le Ministère de la justice vient ainsi de supprimer un règlement interdisant de rendre publique, en période électorale, toute enquête qui serait liée au vote, pour ne pas influencer négativement les électeurs. On peut donc s’attendre, et cela a déjà commencé, à ce que l’espace médiatique soit saturé d’informations relatives à de supposées fraudes électorales.« Donald Trump prépare les Américains à l’idée que le résultat du vote sera frauduleux, pour pouvoir dire qu’il a gagné quoi qu’il arrive », analyse Olivier Richomme.La démocratie, seulement une question de droit ?Olivier Richomme et Dennis Beaver s’accordent pour dire que voter à l’élection présidentielle présente peu d’intérêt si l’on habite dans un état « joué d’avance », comme c’est le cas pour la Californie (qui vote systématiquement démocrate). Les électeurs se déplacent tout autant pour les autres votes, locaux ceux-là, qui leur sont présentés en même temps que le choix de leur dirigeant fédéral. Et le système des grands électeurs, conçu pour que les états peu peuplés pèsent face aux états très peuplés que sont la Californie, New-York ou la Pennsylvanie, a pour conséquence de biaiser la représentativité des élections. Les Républicains ont ainsi un pouvoir effectif sans relation avec le nombre d’électeurs qu’ils représentent réellement. Et les Démocrates, bien que majoritaires dans les urnes, ont peu de chance de pouvoir imposer la réforme électorale dont les États-Unis semblent avoir de plus en plus besoin.La situation américaine actuelle constitue ainsi un cas-limite de l’État de droit, dans lequel une mesure anti-démocratique n’est pas pour autant illégale. Et donc d’autant plus difficile à faire évoluer. Une réalité qui rappelle que la démocratie ne repose pas que sur le droit : sans réflexion et entente sur ce qui fonde l’idéal politique d’un état, les institutions peuvent finir par être utilisées contre elles-mêmes.PPour aller plus loinEntretien avec Marion Douzou, maîtresse de conférence en civilisation américaine, Université Lumière Lyon 2, et chercheure au Laboratoire Triangle – octobre 2020 – Podcast Pop’SciencesLa crise identitaire du Parti démocrate face à l’avènement de l’aristocratie blanche, Olivier Richomme, Politique américaine, 2019, nᵒ 32, p. 41-82Une majorité républicaine permanente ?, Olivier Richomme, Hérodote, 2013/2 (n° 149), p. 129-148.Fact check US : Donald Trump peut-il s’accrocher au pouvoir ?, The Conversation, 15-10-2020