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FFake news : pourquoi la communication scientifique doit évoluer | Un article Pop’Sciences

La crise sanitaire du Covid-19 a mis l’information scientifique en crise. Mais on ne résoudra pas cette crise en continuant à opposer les personnes « bien informées » et les autres.

Un article rédigé par Cléo Schweyer, journaliste scientifique, Lyon, pour Pop’Sciences – 14-05-2020

Si vous voulez faire changer quelqu’un d’avis à propos d’un fait scientifique, inutile de lui partager une tonne d’informations. Non seulement ça n’est pas efficace, mais cela a même toutes les chances de renforcer ce que cette personne pense déjà — alors que vous savez bien, vous, qu’elle a tort !

@pixnio CC0

« Nous voyons mieux les erreurs de raisonnement chez les autres que chez nous-mêmes », avertit Ira Noveck, directeur de recherche en psychologie expérimentale lyonnais1 et spécialiste du raisonnement.

Notre attitude face à une information scientifique est dictée par nos valeurs et nos émotions davantage que par la logique. Nous avons l’habitude d’appréhender cette subjectivité comme une défaillance : pas suffisamment de compétences pour distinguer le vrai du faux, pas suffisamment d’esprit critique face à une réputation prestigieuse ou un récit bien ficelé…

La crise sanitaire a mis l’information scientifique en crise

Un article paru sur le site de Radio-Canada le 25 avril 2020 décrit ainsi comment « Jean-François » a plongé depuis la crise sanitaire dans les « théories conspirationnistes » : « Une perte d’emploi et une rupture amoureuse difficile l’avaient amené à se replier. […] Depuis, Jean-François, âgé d’une cinquantaine d’années, habite seul dans le chalet familial et vit de l’aide sociale. » Ce portrait de l’internaute en loup solitaire nous est familier, mais ne nous aide pas vraiment à penser notre rapport à l’information. Entre mars et avril 2020, nombre d’articles de presse ont déploré la multiplication sur les réseaux sociaux numériques des « fake news », « fake meds » et autres « théories du complot » (des termes souvent employés comme des équivalents). Une production éditoriale un brin alarmiste que le blog rationaliste Zet Ethique résume par la formule « les gens pensent mal », et qui voit dans la crise du Covid-19 une crise de l’information scientifique qu’il faudrait résoudre par davantage de communication des sciences.

Il est vrai que nos mécanismes cognitifs ne sont pas toujours rationnels. Mais ce que nous faisons d’une information s’inscrit aussi fortement dans notre contexte socio-culturel : « Nous sommes actifs dans la réception d’une information scientifique », rappelle Benoît Urgelli, chercheur en didactique et médiatique des sciences1. « On interprète le savoir scientifique en fonction de ce que l’on sait d’autre, de nos croyances, nos valeurs : on projette du sens. » Envisagé sous cet angle, notre rapport à l’information scientifique est un fait social autant qu’une affaire de compétences individuelles. Et l’une des dimensions de ce fait social est justement la médiatisation massive de la production scientifique, notamment via les plateformes et réseaux sociaux numériques : loin de contribuer à contrebalancer nos attitudes vis-à-vis de l’information scientifique, ces acteurs industriels semblent mettre leurs effets à profit. On peut alors légitimement se demander si l’abondance d’information ne conduit pas, paradoxalement, à être moins bien informés…

Les biais cognitifs sont utiles face à un trop-plein d’information

CCO domaine public

« Notre raisonnement est travaillé par un ensemble de biais cognitifs », rappelle en préambule Ira Noveck. Les psychologues Kahneman et Tversky, qui ont proposé ce concept dans les années 1970, estiment que les biais sont au raisonnement ce que les illusions d’optique sont à la vision. Ils nomment heuristiques ces schémas de pensée qui déterminent nos tendances à faire systématiquement des choix non rationnels. A votre avis, existe-t-il dans la langue anglaise davantage de mots qui commencent par R, ou davantage de mots dont la troisième lettre est R ? La bonne réponse est la deuxième proposition, mais la majorité d’entre nous choisit la première, en vertu du biais de disponibilité : « Je vais sans doute trouver plus facilement des exemples de mots commençant par R, je conclurai donc que ce sont eux les plus nombreux », décrypte Ira Noveck.

Dans le même ordre d’idée, le biais de confirmation nous incline à ne retenir que les informations qui valident ce que l’on sait ou pense déjà, tandis que l’erreur d’attribution fondamentale conduit à accorder une importance démesurée aux caractéristiques internes d’une personne (ses opinions, son caractère, ses intentions) pour analyser son comportement dans une situation donnée, au détriment des faits. Face à un problème à résoudre ou à deux informations à discriminer, ce type de biais permet une prise de décision rapide. Buster Benson a ainsi classé en quatre catégories les quelque 180 biais identifiés par Kahneman et Tversky : « trop d’information », « manque de sens », « besoin d’agir vite », « de quoi doit-on se rappeler ? ». Les heuristiques auraient donc une utilité dans le traitement de l’information, ce qui invite à ne pas les considérer comme complètement irrationnels, bien qu’ils affectent la qualité du raisonnement logique.

La circulation des informations dépend de leur pertinence

S’ils constituent une explication séduisante aux attitudes individuelles, les biais tendent à se neutraliser quand plusieurs individus réfléchissent ensemble. Pour Julien Bondaz, anthropologue lyonnais2 qui a ethnographié différentes rumeurs en Afrique de l’Ouest, un éclairage sur notre rapport collectif à l’information peut être apporté par le fonctionnement de la rumeur : « C’est une information qui circule de manière très intense dans un laps de temps court. Le moteur de cette circulation, c’est la pertinence culturelle de l’information ». Théorisée par l’anthropologue Dan Sperber, la notion de pertinence culturelle décrit la manière dont une information fait sens dans un environnement donné. En contexte de transmission d’information, la notion recouvre l’intérêt de l’information (pour soi-même et pour les personnes avec lesquelles on est en relation), la légitimité de la source dont elle provient, et l’intention prêtée à cette source :

« Si une information est communiquée d’une manière inadéquate, elle présentera un décalage entre son contenu et ce qui semble être l’intention des entités qui la diffusent. Ce décalage peut alimenter la suspicion d’intentions cachées : c’est toute la difficulté du démenti, un exercice très délicat », analyse Julien Bondaz.

©torange.biz CC-BY 4.0

« La rumeur, c’est un récit dont on doute, mais qu’on partage, car il est intéressant, pertinent par rapport à un contexte », ajoute l’anthropologue qui relève ainsi les traits communs à nombre de rumeurs : elles avertissent d’un danger, réactivent la peur de l’étranger ou la méfiance vis-à-vis des élites. James Scott, chercheur américain en sciences politiques, a pu voir dans la rumeur une « arme des faibles », une forme de résistance pour des citoyens s’estimant peu ou pas écoutés. Elle relève aussi, tout simplement, du souhait de mettre en discussion la véracité d’une information : Julien Bondaz souligne que la rumeur est souvent colportée uniquement pour savoir ce que d’autres en pensent.

La science apparaît comme accrochée à son autorité

@Vincent Noclin

Ces réflexions résonnent avec les objections formulées par de nombreux chercheurs au « modèle du déficit », qui suppose que les publics ont avant tout besoin d’instruction. Dans cette perspective héritée des Lumières, des savants transmettent à des non-savants des connaissances qui vont leur permettre d’exercer leur esprit critique et leur « citoyenneté scientifique ». Des enquêtes menées depuis les années 2000 (par exemple, celle de Kahan en 2010 aux États-Unis) ont plutôt montré que l’exposition à l’information scientifique, non seulement n’améliore pas la confiance vis-à-vis des sciences des personnes interrogées, mais peut même renforcer leur méfiance initiale.

« Les enquêtes d’opinion montrent que les publics de la science font confiance aux scientifiques, mais pas au projet technoscientifique : ils veulent savoir qui finance, quels sont les risques, en quoi il peut s’opposer à leurs valeurs » précise Benoît Urgelli.

@bicanski CC0

Face à ces attentes, la recherche est trop souvent dépeinte comme « un idéal de savoir désincarné». La tendance des institutions scientifiques à communiquer sur leur production, plutôt que sur le « contrat scientifique » (travail collectif, évaluation par les pairs, succession d’étapes vers la robustesse de la preuve), « gomme les incertitudes et la complexité » du processus de recherche.

Les conséquences s’en font sentir à l’occasion de la crise sanitaire du premier semestre 2020 : « On attend des chercheurs une solution clé en main qu’ils n’ont pas », souligne ainsi Chérifa Boukacem-Zeghmouri, professeure en sciences de l’information et de la communication3. « Et le contexte accentue l’accélération et la compétition que connaît la recherche depuis une vingtaine d’années, deux phénomènes qui mettent à mal les valeurs et les pratiques de recherche.» Et font apparaître les sciences comme accrochées à une autorité qui ne se justifie plus par la fiabilité de leurs énoncés.

Les algorithmes participent à la conversation

CCO Domaine public

De nombreux travaux décrivent comment la communication scientifique met en tension les savoirs d’expérience, ceux des citoyens et les savoirs élaborés au sein des institutions scientifiques. On a pu ainsi assister sur les réseaux sociaux à de multiples discussions, souvent houleuses, opposant des vues antagonistes sur la meilleure manière de gérer la crise, voire de soigner le Covid-19, chaque personne avançant son expérience et partageant ses sources, liens vers des articles, documents, etc. Quand l’information scientifique circule et est débattue sur des plateformes de réseaux sociaux, une des premières questions qui se pose aux parties prenantes est ainsi de savoir qui est légitime, crédible sur un sujet donné. Dans la vie « hors ligne », cette légitimité nous est conférée par notre statut social et professionnel. En ligne, c’est notre profil sur le réseau qui va jouer ce rôle.

Valérie Croissant, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication3, a étudié de près les recommandations culturelles (critique amateure de films, de livres, etc) sur les réseaux sociaux et des plateformes comme Sens critique. Ses résultats invitent à dépasser le cliché de l’internaute passif et dénué d’esprit critique :

« On voit que plus un profil est actif, plus il apparaît comme légitime aux yeux des autres. Mais son autorité est aussi construite par les plateformes elles-mêmes, qui produisent et mettent en forme des données (ancienneté du profil, nombre de contenus produits) à travers lesquels cette autorité va être appréciée par les autres utilisateurs. »

Quand on débat en ligne, l’algorithme de la plateforme participe à la conversation. Il joue le rôle de médiateur invisible, non seulement en sélectionnant les contenus mis en avant, mais aussi en documentant les participants au débat : c’est en partie à travers les données fournies par la plateforme que l’on va se faire une idée sur leur identité, leurs opinions, et finalement leur compétence sur le sujet débattu. Notre appropriation de l’information scientifique en ligne est donc prise dans la logique industrielle des plateformes, pour l’essentielle invisible à nos yeux :

« Les médias sociaux, qui sont avant tout des acteurs économiques, insistent pour se présenter comme des médias « sans médiation ». Leur approche quantitative des activités sociales leur permet d’afficher une absence d’idéologie. Les autres formes de médiations, y compris les médias traditionnels, apparaissent, comme des agents troubles, dont les médiations sont épaisses et « transforment » le monde plus qu’ils n’en rendent compte. C’est aussi par cet effet de comparaison qu’ils ne sont plus audibles ou crédibles auprès du grand public et des jeunes », analyse Valérie Croissant.

Une science gonflée aux hormones

Au-delà des compétences individuelles (esprit critique, connaissances), nos attitudes face à l’information scientifique méritent donc d’être regardées pour ce qu’elles sont, une palette de logiques d’engagement, saisies par des acteurs industriels (plateformes de réseaux sociaux ou éditeurs) qui ont justement mis l’engagement au centre de leur modèle économique. Chérifa Boukacem-Zegmour est spécialiste de l’édition scientifique : une industrie dont les chercheurs ne peuvent se passer, car ils sont évalués et financés sur la base de la réputation des revues dans lesquelles ils publient, mais qui semble être en roue libre depuis le début de la crise du Covid-19.

« Les chercheurs ont commencé par demander aux revues de mettre en accès libre les articles [habituellement payants] référencés avec des mots-clés liés au Covid. C’était effectivement nécessaire ! » Quatre mois plus tard, près de 25 articles scientifiques sont publiés par jour, la plupart sinon aucun n’ayant été évalué par des pairs : « Même une revue très prestigieuse comme Cell assume de demander à ses revieweurs des révisions en 24 ou 48 heures, alors que cela prend plusieurs semaines d’habitude. »

Et beaucoup de chercheurs déposent leur « prépublication », c’est-à-dire quasiment un premier jet, sur des archives ouvertes. Ils peuvent alors être lus et commentés par d’autres chercheurs, ce qui est une bonne chose pour la recherche, mais ils vont aussi se mettre à circuler hors du champ scientifique et alimenter le débat public. Nous sommes littéralement ensevelis sous l’’information scientifique, au moment même où le repère traditionnel de l’évaluation par les pairs vacille.

« Depuis quelques années, les statistiques de partage sur les réseaux sociaux et dans la presse grand public ont commencé à être comptabilisés pour l’évaluation des chercheurs », précise Chérifa Boukacem-Zeghmouri. « Sur le long terme, les revues (et les chercheurs !) ont donc tout intérêt à faire le buzz. Cela finit par se traduire en notoriété, donc en valeur économique. »

Face à cette science « gonflée aux hormones », nos discours sur le manque d’esprit critique du public paraissent bien datés. Et pourtant, chercheurs et citoyens ont plus que jamais besoin les uns des autres. Par où commencer ? « Depuis les années 1980 et l’épidémie de HIV, la recherche médicale a appris à faire participer les patients à la réflexion scientifique. D’autres disciplines ont suivi. Nous gagnerions à développer cette démarche dans le maximum de recherches », plaide Benoît Urgelli. « Et surtout, surtout, nous devons aider les chercheurs à tenir bon sur l’évaluation par les pairs », insiste Chérifa Boukacem-Zeghmouri.

« La recherche n’est pas une victime innocente des fake news ou de la marchandisation de la science, certains chercheurs ont de vraies stratégies médiatiques. Ce qui montre que la science n’est plus un champ à part. Nous devons protéger les garde-fous. »

Pourquoi ne pas compter le grand public comme un allié, plutôt que comme une partie du problème ?

@Vincent Noclin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Notes

(1) Institut des Sciences et Pratiques d’Éducation et de Formation (Université Lumière Lyon 2)

(2) Laboratoire d’Anthropologie des Enjeux Contemporains (Université Lumière Lyon 2)

(3) Laboratoire ELICO (Université Claude Bernard Lyon 1, Université Lumière Lyon 2 et Université Jean Moulin Lyon 3, MSH Lyon – St-Etienne, Sciences Po Lyon, ENSSIB)

 

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