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«« L’antibiorésistance est une conséquence du rapport dévoyé qu’entretient notre espèce avec le reste du vivant » | #7

©Apollo Photography - Unsplash

Ressource #7 du dossier Pop’Sciences – CNRS : « Résistance aux traitements : la recherche en quête de solutions »
INTERVIEW de Claire Harpet

Claire Harpet est anthropologue à l’Université Jean Moulin Lyon 3, ingénieure de recherche au sein du Laboratoire Environnement, Ville et Société1 (EVS) et de la Chaire « Valeurs du soin ». Elle étudie les relations qu’entretiennent les sociétés humaines avec le vivant et s’intéresse particulièrement à la résistance aux antibiotiques comme un fait social total.

Dès la découverte des antibiotiques dans les années 1920, leurs inventeurs alertaient sur l’inévitable adaptation des bactéries à ces traitements. À peine un siècle plus tard, on dénombre près de 5 millions de décès annuels associés à l’antibiorésistance. Comment expliquez-vous que malgré cette menace grandissante, celle-ci demeure largement invisible ?

Claire Harpet : Au moment où il découvre la pénicilline, Alexander Fleming prévient en effet que la capacité d’adaptation et de résistance des bactéries est un phénomène naturel qu’il faut anticiper. Elle a effectivement proliféré de façon incontrôlée depuis, rendant un grand nombre d’antibiotiques inopérants pour plusieurs maladies infectieuses, et cela tient à nos choix de société ainsi qu’à nos modes d’appréhender les maladies et de les combattre.

En plus d’être un fait biologique, l’antibiorésistance est donc surtout un fait social. Or, jusque dans les années 2000, elle est restée une problématique peu traitée par les sciences humaines et sociales (SHS), seulement abordée du point de vue biomédical. C’est notamment ce qui explique que nous ayons d’abord cherché à enrayer le problème en essayant de modifier les comportements individuels de chaque patient vis-à-vis de leur médicamentation. Force est de constater que cela n’a pas fonctionné et qu’il faut désormais envisager l’antibiorésistance dans toute sa complexité, en particulier du point de vue des représentations et des pratiques sociales.


Vous venez justement de coordonner la publication de l’ouvrage collectif L’antibiorésistance : Un fait social total (Éd. Quae, 2022). En quoi ce que vous appelez l’ethnomédecine et la prise en compte des aspects sociaux et écologiques peut-elle aider à comprendre l’antibiorésistance et limiter son développement ?

CH : Les SHS, l’ethnologie en particulier, se révèlent pertinentes pour comprendre les structures sociales dans lesquelles nous sommes toutes et tous enchâssés. Lorsqu’on s’intéresse à une communauté du point de vue de l’ethnomédecine, on cherche à décrypter ses représentations sociales, ses croyances et ses pratiques à l’égard de la maladie et du médicament. On va donc s’immerger avec elle et s’intéresser aux contextes culturels, sociaux et écologiques dans lesquels elle vit et interagit.

Communauté de femmes d’Antrema (Côte Nord-Ouest de Madagascar) © Claire Harpet

Ce faisant, nous sommes en mesure de déceler les paramètres sociaux qui concourent à la propagation d’une maladie ou le développement d’un phénomène sanitaire (ici, l’antibiorésistance), mais également de découvrir les pratiques sociales qui permettent de la combattre. Par exemple, le lavage des mains est une pratique simple qui s’applique à l’ensemble des sociétés humaines ; et on retrouve d’autres pratiques, plus spécifiques, comme le grand soin que prend une société d’éleveurs de ne pas boire au même point d’eau que son bétail.

C’est dans cette perspective que je me rends à Madagascar en mai 2023 pour travailler avec les équipes soignantes et les populations, dans la perspective de trouver ensemble de nouveaux moyens d’enrayer la prolifération de bactéries résistantes aux traitements.


On retrouve des traces d’antibiotiques à toutes les échelles du vivant, dans l’eau, l’alimentation, les sols et même dans l’air. Faut-il considérer les antibiotiques comme la marque d’une emprise de l’humain sur son environnement ?

CH : Oui. C’est sans aucun doute un des marqueurs de l’Anthropocène. Il n’y a sur Terre pas un seul territoire exempt de trace d’antibiotique et donc potentiellement d’antibiorésistance. C’est donc un stigmate, durable, de l’impact de notre civilisation sur les écosystèmes.

Il y a eu un bouleversement qui s’est opéré au moment où les antibiotiques ont été conditionnés sous formes de comprimés et qu’ils sont entrés dans la sphère domestique. Ils ont alors, dans les années 1960-70, commencé à faire partie du cadre des ménages au même titre que d’autres médicaments classiques, ne nécessitant plus de passer par la main du médecin pour être administrés (par injection). À partir de ce moment-là, les antibiotiques sont devenus constitutifs de nos quotidiens et on ne peut plus imaginer qu’ils en soient absents. Notre société s’est, depuis, habituée à moins souffrir, à moins bien supporter la douleur et donc à privilégier le remède quasi « instantané » qu’est l’antibiotique.


Il y a également eu une rupture du point de vue de notre alimentation, avec une croissance exponentielle de la consommation de protéines animales. Les pratiques intensives d’élevages mises en place pour « satisfaire » ces nouvelles habitudes ont massivement fait usage d’antibiotiques…

CH : Il est certain que l’élevage intensif a poussé à une sur-administration d’antibiotiques, non pas pour des raisons sanitaires, mais bien pour accélérer la croissance des animaux et gagner en productivité. Ces pratiques ont de facto entraîné une propagation des résistances aux traitements, d’abord chez les animaux d’élevages, puis chez les humains en raison de notre alimentation effectivement très carnée.

L’administration préventive d’antibiotiques pour la santé animale est désormais interdite en France et nous avons constaté une baisse considérable des niveaux d’antibiorésistance pour plusieurs médicaments chez les animaux d’élevage. On constate donc que de nouvelles réglementations peuvent produire des effets positifs et relativement rapides.

Néanmoins, le problème n’est pas seulement sanitaire. Le choix que nous avons fait de produire et d’élever en quantité des animaux pour la consommation humaine a entraîné des déséquilibres écologiques majeurs. Dans leurs rapports, le GIEC2 et l’IPBES3 démontrent très bien l’importance cruciale de faire baisser la part de viande dans notre alimentation et donc sa production. Nous avons perdu 80 % de la biomasse de mammifères sauvages dans le monde et près de 60 % des mammifères actuellement vivants sont des animaux d’élevages.

Le problème est donc systémique et appelle à un changement de paradigme et de pratiques. Pour y parvenir, le concept One Health présente un intérêt majeur selon moi.

Vous évoquez justement dans vos travaux l’importance de l’approche One Health, une seule santé, pour une compréhension holistique de l’antibiorésistance. Que recouvre-t-elle et en quoi est-elle pertinente dans ce contexte ?

CH : Le concept One Health considère sur le même plan la santé humaine, animale et environnementale. C’est un concept fondateur qui oblige l’ensemble des disciplines à travailler de concert pour interpréter et anticiper les risques sanitaires mondiaux et y faire face.

One Health a pris de l’importance au fur et à mesure que les crises zoonotiques se sont faites plus nombreuses et récurrentes (avec comme point d’orgue la pandémie de Covid-19). Ces crises, qui sont provoquées par la transmission de pathogènes entre animaux et humains, montrent qu’une meilleure santé passe par une meilleure compréhension des déterminants écologiques et sociaux mondiaux. Les contacts avec les animaux sauvages et leurs hôtes pathogènes sont en effet de plus en plus fréquents, depuis que nous avons largement anthropisé les écosystèmes planétaires et rogné sur le peu d’espaces de vies qu’il leur reste, notamment en artificialisant les sols et en déforestant à outrance.

En somme, l’antibiorésistance est une conséquence du rapport dévoyé qu’entretient notre espèce avec le reste du vivant. Une approche intégrée et globale, comme celle proposée par le concept One Health, peut aider à enrayer sa prolifération.

Comment concrétiser le vœu que vous formulez d’associer les sciences humaines et sociales, les sciences du vivant et la médecine ?

CH : Je plaide pour mieux prendre en compte la part socioculturelle de l’antibiorésistance, notamment en ce qui concerne la prévention et le diagnostic. Autrement dit, je suis convaincue que la situation ne s’améliorera que si les populations locales sont mieux impliquées dans la recherche de solutions.

Il faut donc décloisonner les disciplines et les manières de faire de la science en adoptant une approche « émique ». Il s’agit, autrement dit, d’impliquer les populations locales dans le projet scientifique. Et l’anthropologie est particulièrement bien outillée pour ce faire. Il faut, par exemple, reconsidérer l’importance des thérapies locales et traditionnelles qui ont pu être réduites au silence au moment du processus colonial et de l’hégémonie de la médecine conventionnelle. Cette médecine « traditionnelle » a pourtant comme vertu d’être immédiatement identifiée et adoptée par les populations natives du territoire, et on mesure de plus en plus le côté bénéfique de permettre à chaque médecine d’avoir sa part d’implication dans un parcours de soins. Cette situation n’est pas seulement vécue hors frontière. Elle existe aussi et de manière de plus en plus prégnante au sein de nos espaces hospitaliers.

En France singulièrement, nous avons basculé vers une société du curatif. Les antibiotiques en sont une concrétisation flagrante. Des habitudes simples de protection se sont ainsi perdues aux bénéfices d’une société de « consommation du médicament ». La pandémie Covid-19 a été un signal d’alerte : il ne faut pas attendre d’être malade pour trouver des solutions, mais bien anticiper le risque, mieux écouter et impliquer les populations en amont et évoluer vers une société du préventif.

 

Propos recueillis par Samuel Belaud, journaliste scientifique – 23 mai 2023

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1 Unité CNRS, ENTPE, ENSAL, Université Jean Monnet, École Normale Supérieure de Lyon, Université Lumière Lyon 2, Université Jean Moulin Lyon 3

2 Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat

3 Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques