Biologie - santé / Technologies - information - communication Dossier Centre Léon Bérard|Pop'Sciences - Université de Lyon TTransformer la prise en charge médicale grâce à l’Intelligence Artificielle : entretien avec Loïc Verlingue | #3 Dossier Pop’Sciences « Diagnostic 2.0 : Quand l’IA intervient » Imagé générée par IA (Dall-E) / Pop'Sciences Article #3 – Dossier Pop’Sciences Diagnostic 2.0 : Quand l’IA intervientAlors que les avancées technologiques continuent de redéfinir la manière dont les professionnels de la santé prennent en charge les patients, l’IA s’insère de plus en plus dans la relation entre le patient et son médecin. Au cœur de cette transformation, Loïc Verlingue, médecin et chercheur au Centre Léon Bérard partage son expertise de l’IA dans le domaine des essais cliniques en cancérologie.Un article de Léo Raimbault, rédigépour Pop’Sciences – 5 septembre 2023 Loïc Verlingue, en tant que médecin au Centre Léon Bérard, vous vous impliquez dans des projets liés à l’intelligence artificielle. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre travail dans ce domaine et sur l’impact de l’IA dans la prise en charge médicale ?Je suis médecin en recherche clinique et travaille en particulier sur les essais cliniques de phase précoce, c’est à dire des nouveaux médicaments qui sont proposés et évalués chez les patients. Généralement, en santé, les essais cliniques sont présentés à des personnes saines, volontaires, voire rémunérées, mais en cancérologie, ces essais sont directement proposés aux patients, c’est notre spécificité.En plus de mes activités cliniques, je fais de la recherche en intelligence artificielle. Ici, nos données de travail sont les comptes rendus de consultation et médicaux engendrés au cours du suivi. En tant que médecin, je suis « générateur de données » puisque je génère ces comptes rendus à chaque consultation. Je suis également « utilisateur de ces données », car avec celles-ci, j’essaye de développer des outils d’IA pour m’aider dans mes tâches et celles de mes collègues.Cela fait environ 4 ans que nous travaillons sur le dernier outil, que l’on nomme en anglais « Eligibility Prediction » pour prédiction d’éligibilité au essais cliniques en cancérologie. Pour l’instant, nous en sommes au stade de recherche et de développement, il n’y a pas encore d’outil commercialisé. Si on estime que les performances sont bonnes, nous pourrons commencer à l’utiliser pour sélectionner les patients qui sont le plus en adéquation avec tel ou tel essai clinique.Un dossier médical (1) peut se composer de diverses sortes de données telles que de l’imagerie médicale (2), des variables clinique (constantes, données biologiques…) (3), de consultations (4), ou d’autres documents textuels (5). ©Centre Léon BérardVous travaillez sur le Traitement Automatique du Langage (TAL), c’est-à-dire des outils d’interprétation et de synthèse automatique de textes reposant sur de l’intelligence artificielle. Quelle est concrètement l’application du TAL dans ces comptes rendus médicaux ?Il y en a beaucoup, et de plus en plus. Aujourd’hui les outils de Traitement Automatique du Langage évoluent à grande vitesse. Nous avons désormais des modèles qui comprennent parfaitement le langage humain. Sur certaines tâches d’ailleurs, ils sont équivalents à l’humain, voire parfois un peu supérieurs. Concrètement, les outils de TAL sont capables de nous aider à trouver des réponses à des questions, à rechercher des informations dans des textes, à comprendre les émotions exprimées et même à anticiper des résultats en se basant sur des textes.Par exemple, l’outil que nous développons relie les comptes rendus médicaux aux historiques des patients pour prédire s’ils peuvent être de potentiels candidats pour des essais cliniques. Sans IA, le choix d’éligibilité des patients à ces essais est bien plus long et fastidieux pour les médecins. Cela se décide lors de réunions hebdomadaires dans lesquelles nous consultons un nombre limité de dossiers de patients. Mais nous n’évaluons pas tous les patients d’un hôpital, ou d’hôpitaux environnants, car nous manquons de temps… Ainsi, avec des outils automatiques, nous pourrions lire beaucoup plus d’informations sur les patients, et ce, en seulement quelques secondes !Toutefois, remplacer les médecins par de l’IA est hors de propos. Il y aura toujours une étape « humaine », ne serait-ce que pour s’assurer que les patients sont intéressés pour participer aux essais cliniques et que les critères de sélection sont respectés. C’est trop subtil pour laisser l’IA seule dans cette tâche, c’est pourquoi il faut tout valider manuellement, humainement.« Le traitement automatique du langage naturel est un domaine multidisciplinaire impliquant la linguistique, l’informatique et l’intelligence artificielle. Il vise à créer des outils de capable d’interpréter et de synthétiser du texte pour diverses applications » – CNIL. ©PexelVous travaillez avec les dossiers des patients, des informations très sensibles. L’IA pose-t-elle de nouvelles problématiques au niveau de la sécurité des données hospitalières ?Nous travaillons à l’hôpital, donc avec des données très sensibles et sécurisées, stockées dans des bases de données internes aux hôpitaux. Évidemment, il y a de nombreuses contraintes réglementaires et sécuritaires pour accéder et installer des outils dans ces bases de données. Mais c’est faisable aujourd’hui.Bien sûr, cela pose beaucoup de questions sur la sécurité des données… et heureusement ! De nouveaux outils appellent de nouvelles questions. Pendant une décennie, les dossiers patients sont passés à l’informatique sans vraiment être exploités. Cependant, ces deux dernières années, nous avons compris leur potentiel pour utiliser des outils automatiques. De fait, beaucoup de médecins et chercheurs se sont penchés sur le sujet pour accéder à ces données. Cela pose nécessairement la question de qui a le droit d’y accéder ? Sachant que le secret médical est un principe fondamental et que nous, médecins, n’avons pas le droit de divulguer les informations d’un patient.Aujourd’hui, tout est fait pour que ce principe ne soit pas violé. Ce qui est donc compliqué, c’est de faire accéder un tiers à ces données. Peut-on laisser ce droit à une start-up ? Si oui, sous quelles conditions ? Le cas échéant, comment doivent être transformées les données pour qu’elles soient anonymisées ou non reconnaissables, etc. Et puis il y a encore d’autres défis à relever lorsqu’un outil de langage a lu des données… Je ne sais pas si on peut dire qu’il a accumulé des connaissances, mais dans tous les cas, il a eu connaissance d’informations sur la santé des patients…Cela reste encore un peu flou, les règles de partage de ces outils sont en train d’être mises au point. Quoi qu’il en soit, il faut respecter un certain nombre de règles pour entraîner des modèles d’IA sans extraction d’informations non-contrôlée. Nous ne pouvons certainement pas demander à un outil d’IA le niveau de responsabilité d’un humain. En fin de compte, c’est dans les utilisateurs de cet outil que nous plaçons notre confiance. Rencontrez-vous une certaine réticence de la part des patients vis-à-vis de l’IA ? Ces nouveaux outils sont encore relativement mal compris et peuvent représenter une menace dans l’inconscient collectif.Tout dépend de comment on les utilise. Quand on explique à un patient que nous utilisons des outils un peu plus automatisés pour leur permettre un accès plus facile à l’innovation thérapeutique, c’est possible que certains y soient réfractaires. Mais la finalité reste positive pour le patient, et c’est généralement bien reçu. Après, nous prenons des mesures pour les informer sur l’utilisation de leurs données.Par exemple, depuis environ sept ans dans mon hôpital, une information automatique circule auprès des patients concernant l’utilisation de leurs données, et ils ont tout à fait le droit de refuser que celles-ci soient utilisées. C’est un peu comme la stratégie des cookies sur Internet. Si le médecin n’obtient pas le consentement de son patient, il n’a tout simplement pas le droit d’utiliser ses données.©PexelEt de la part des médecins, comment les nouveaux outils d’IA sont-ils perçus ?Chez les médecins, ce n’est pas homogène évidemment. Oui, les choses ont beaucoup changé avec la médiatisation de l’IA. ChatGPT, qui fait beaucoup de bruit, a mis en lumière des domaines mal connus du Traitement Automatique du Langage. En fait, les gens, et principalement les médecins, ne connaissaient pas forcément ce domaine et avaient du mal à se projeter dans l’outil et en identifier l’utilité. Il y avait un gros travail d’explication et de vulgarisation à amorcer avant que les personnes de la profession puissent en capter l’intérêt appliqué à la santé. Aujourd’hui, beaucoup ont utilisé ChatGPT et en cernent mieux les intérêts et les limites.Naturellement, comme dans tout métier dans lequel est appliquée l’IA, le premier réflexe est de se dire « un outil qui arrive à comprendre le langage ne va-t-il pas me remplacer à terme ? »… sachant que le métier de médecin est principalement basé sur la communication. On communique avec le patient, on acquiert de l’information, on fait des liens et on rend un diagnostic, puis une proposition de traitement… Mais il existe de nombreuses applications qui peuvent aider les praticiens dans l’exercice de la médecine.Prenons un exemple caricatural : l’arrivée du thermomètre. Avant, les médecins étaient très forts pour estimer la température du patient rien qu’au toucher. Une fois le thermomètre apparu, ils ont perdu cette compétence, mais ils ont augmenté en précision pour cette application. Finalement, on augmente en niveau de connaissance avec ces nouveaux outils, donc on améliore nos compétences et notre pratique de la médecine, j’espère. L’IA peut avoir de profondes implications dans la relation patient/médecin. L’IA se prêterait-elle à renouer du lien dans les déserts médicaux par exemple ?La question des déserts médicaux est intéressante pour les applications numériques. Celles-ci ne sont pas la seule solution, évidemment, il y a besoin d’humains. D’ailleurs, je pense qu’il faut d’abord faire des efforts pour ramener des humains dans ces lieux et répondre aux besoins. Mais s’il existe des déserts médicaux, c’est qu’il y a des limites…Une deuxième solution pourrait en effet reposer sur des outils numériques, comme les chatbots par exemple, qui permettent d’échanger de l’information avec les patients. Finalement, cela pose une autre question : est-ce que le patient peut se retrouver seul face à une machine dans un cadre médical ? Je pense que s’il n’y a pas de lien humain derrière pour personnaliser le diagnostic face à une liste de maladies potentielles, ce peut être extrêmement anxiogène pour un patient… En cela, il existe peut-être un danger à appliquer ces seules solutions numériques dans les déserts médicaux. PPour aller plus loinNatural Language Processing for Patient Selection in Phase I or II Oncology Clinical Trials, la publication scientifique à propos de l’outil que participe à développer Loïc Verlingue